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Informatique

[Interview] Moi, Isabelle F., 38 ans, « illectronée », dépendante

“T’as quoi sur ton bureau ? Double-clique sur l’icône !” Quand ces mots déclenchent un brouillard mental, une moue dubitative, voire un noir sidéral, il y a de fortes chances que l’illectronisme ne soit pas loin. Néologisme entré dans les pages reluisantes du Larousse 2020, la réalité qu’il représente n’en est pas moins assombrissante. Les personnes concernées par cet état ne maîtrisent pas “les compétences nécessaires à l’utilisation et à la création des ressources numériques”. À la manière de la lecture et de ses illettrés, les “illectronés” restent aux portes d’un monde dont les codes, les normes et le fonctionnement leur paraissent inaccessibles. 

Personnes âgées ? Population qui ne peut se permettre l’acquisition de matériel informatique ? Oui, bien sûr, ils sont les plus touchés. Mais les autres … ? Les 18-50 ans, intégrés dans le monde socio-professionnel ? Ils existent. À la manière des illettrés qui parviennent à passer inaperçus, ces personnes, qui restent en marge d’une sphère impénétrable, ont imprégné toutes les couches de la société. 

Partez à la découverte de l’une d’entre elles : Isabelle, 38 ans, professeur des écoles. Ni son âge, ni sa profession ne laissait présager cette exclusion du monde numérique. On a tenté une première interview par visioconférence. Et il a fallu se rendre rapidement à l’évidence : l’activation du son dans un menu où les paramètres et les options à cocher sont innombrables a définitivement découragé notre professeur à papoter via l’écran. Le rendez-vous dans un café est pris.

Isabelle se tient donc face à moi, sereine, souriante. Quand la plupart d’entre nous avons le réflexe de poser notre smartphone sur la table, ici, elle restera vide. 

Un wagon dans lequel elle n’est jamais montée

Bonjour Isabelle ! Tu te considères aujourd’hui comme une paria de l’informatique, tu crains le clavier comme un illettré craint le stylo. Quand est-ce que la rupture a commencé ?

Bonjour Cathy ! Déjà en cours de 5ème, en technologie, je sentais bien un décalage. Même les jeux vidéo me rebutaient. Beaucoup de mes camarades avaient un ordinateur chez eux. Arrivée à la fac, je n’en avais toujours pas. Le retard vient peut-être de là. Mon grand frère, qui avait 12 ans de plus que moi, et qui était dans une école de pub, s’obstinait à utiliser le crayon et critiquait vivement l’outil informatique. Est-ce que j’ai été bercée dans cette idée ? C’est probable.

Aujourd’hui, tu te retrouves à l’écart d’un univers. Quels sentiments, quelles émotions cela a fait-il naître ?

Un sentiment d’impuissance : chaque utilisation est quasiment synonyme d’un nouvel obstacle. Ma mémoire essaye en permanence de photographier des procédures et non de comprendre le fonctionnement de la machine. Du coup, dès que quelque chose change, je suis totalement perdue et totalement dépendante d’une tierce personne. Le manque d’autonomie est récurrent. J’ai très souvent besoin d’une aide, que ce soit au travail ou dans ma vie personnelle. C’est très gênant à la longue, je deviens un petit boulet, quoi !

En plus, je ne peux pas le cacher,  ça se voit assez vite, étant donné que je demande toujours de l’aide. Je ne ressens pas spécialement de honte car je suis loin d’être la seule, et j’ai d’autres compétences quand même… Mais il faut bien reconnaître que c’est une forme de handicap dans notre société et nous savons tous qu’elle cherche rarement à s’adapter aux personnes en situation de handicap. Avant qu’il y ait dans chaque ville, une borne informatique “pour les nuls », des sites ou des ordinateurs pour les « dysnumériques », j’aurais appris à m’en servir. Parfois, je me demande vraiment si je n’ai pas une réelle déficience intellectuelle pour être nulle à ce point. Non vraiment, il faut bien reconnaître que ça attaque sérieusement l’estime de soi.

Un quotidien “à l’ancienne”

Pour éviter de te retrouver face à un écran, quelles sont les stratégies de contournement que tu mets en place ? Combien d’énergie dois-tu déployer pour éviter de te retrouver confrontée à l’informatique ?

La principale stratégie est celle de la voie traditionnelle : courriers, déplacements, … C’est une perte de temps et d’argent évidente, mais c’est tellement plus rassurant. Les nerfs sont bien moins mis à l’épreuve et avoir un interlocuteur en chair et en os me rassure considérablement. Avoir un papier entre les mains aussi. Il sera rangé dans le tiroir de mon bureau alors que je suis totalement paumée sur celui de l’ordinateur : dossiers, sous dossiers, téléchargements, clé USB, … Tout ça se ressemble pour moi.

Tu penses passer à côté de quoi ? Dans quels actes de la vie quotidienne ça te bloque ?

Je passe à côté de tout : de l’accès à beaucoup d’informations, de bonnes affaires, du temps que j’aurais pu gagner à passer par l’informatique de manière efficace, sans y laisser mes heures et mon énergie. Tous les domaines qui s’apparentent de près ou de loin à un écran me posent problème : box Internet, téléphone, GPS, … Même changer l’heure dans ma voiture est problématique ! La semaine dernière j’ai mis 10 minutes à sortir mon ticket de l’horodateur …

Bon OK, je n’y mets pas toujours du mien et je freine des quatre fers dès que je suis face à un écran. Je me sens prise en otage parce que quasiment toutes les démarches aujourd’hui se font par informatique. Étant enseignante, j’ai dû, comme beaucoup, m’adapter lors de la période de confinement que nous avons traversée. Je m’en suis sortie, mais à quel prix ?

 

Condamnée ou prête à rebondir ?

Tu dis plus haut qu’à un moment, tu auras appris à t’en servir. Qu’est-ce que tu comptes mettre en place pour passer ce cap ?

Me faire violence, me lancer seule. Oser toucher aux boutons et me dire que rien ne va m’exploser au visage. Il me faut m’appliquer à lire calmement aussi. Savoir chercher une information en gardant le sourire. Finalement, beaucoup de choses sont intuitives, moins que de respirer, mais on peut y arriver tout aussi facilement parfois !

Comment vois-tu le futur ? Comment te comportes-tu avec tes enfants ? Tu leur fais la promotion de l’informatique ou tu n’encourages pas forcément son utilisation ?

Oui, le plus petit sait déjà se servir d’une boîte mail. Il a 8 ans. Ils font aussi de petites activités de dactylo pour apprendre à manipuler le clavier plus facilement. Je les encourage à ne pas se limiter aux jeux, à Google ou à la commande vocale. C’est surtout leur papa qui les forme mais je suis entièrement d’accord. J’espère qu’ils seront moins empotés que moi. Je leur souhaite de développer l’aisance nécessaire pour surfer sur la vague de l’informatique et en faire un allié professionnel et personnel.

Pour ce qui est de mon avenir, je suis plus pessimiste. Mon cerveau ne semble s’adapter qu’au prix d’immenses efforts qui me permettent à peine de me maintenir à flot. C’est usant mais on ne peut pas toujours dépendre des autres.

Un dernier mot ?

Une des réalisations artistiques d’Isabelle

La vie ne s’arrête pas aux compétences informatiques. Je sais rentrer en contact facilement, je sais faire rire mes élèves et mes collègues, je sais utiliser un bon vieux crayon pour dessiner, ce qui m’apporte beaucoup de plaisir – pas trop d’argent, par contre, étant donné que ne suis pas fichue de monter un site ou mettre en ligne quoi que ce soit … Les limites sont là !

Merci beaucoup pour cet éclairage, Isabelle. Bon courage à toi pour ce combat quotidien, dont tu ris souvent, mais qui te pèse beaucoup. 

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Ecrit par

*** À MANIPULER AVEC PRÉCAUTION *** Amoureuse des mots, du langage et de tout ce qu'il est capable de transporter, je manie les règles, les limites pour mieux les adopter et les plier à ma volonté. Convaincre, persuader, combattre et pacifier, informer ou tout simplement établir une relation, les possibilités sont infinies. Rendez-vous sur mon terrain de jeu : Wriiters

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